soirée-débat #1
Comment encourager les garçons à exprimer leurs sentiments ? Pourquoi habiller les filles de jupes et de collants qui les empêchent d’explorer leur environnement ? Comment mieux partager la cour de récréation ? Bref, quelles seraient les bases d’une éducation non sexiste, et même non genrée ?
Pour en débattre, le PA.F recevait 3 invité‧e‧s :
Dans la crèche de Saint-Ouen où elle était directrice, Marie-Françoise Bellamy a mis en place un projet impliquant de repenser dans sa globalité la pratique des professionnel‧le‧s, avec pour objectif de favoriser l’égalité filles-garçons.
- Enseignant en lycée, père de 3 enfants, Thomas Messias est également journaliste à Slate, pour lequel il réalise notamment le podcast Mansplaining.
Sociologue associée à l’université de Paris-Est Créteil, Gabrielle Richard travaille notamment sur les pratiques enseignantes liées à la justice et aux inégalités sociales.
Morceaux choisis de cette rencontre qui s’est tenue devant un public nombreux :
1. Le traitement différencié des filles et des garçons commence très tôt… et il n’est pas évident, en tant que professionnel‧le‧s ou parents, d’en prendre conscience.
> En expliquant combien le livre Du côté des petites filles lui avait apporté de précieux éclairages, M.-F. Bellamy est revenue sur son propre cheminement :
« Je ne suis pas une théoricienne. Mais quand j’ai commencé à travailler sur l’égalité filles-garçons, j’étais persuadée que ça allait, que nous étions équitables dans nos interactions avec les un‧e‧s et les autres.
C’est en étant accompagné‧e‧s que nous avons réalisé combien en réalité l’éducation était inégalitaire. Pour les filles autant que pour les garçons – car il y a une véritable violence subie par les garçons dans le fait de ne pas pouvoir pleurer, par exemple.
Et cela commence très tôt : dès 18 mois, les choses sont déjà bien engagées. »
> Pour G. Richard, le diable du genre se cache dans les détails :
« Sans qu’on s’en rende compte, il y a plusieurs manières de faire passer des messages normatifs sur le genre. Il est difficile de faire reconnaître aux gens leur participation à ce système-là. Il y a des choses que l’on peut démontrer visuellement : la place centrale des garçons dans la cour de récréation ou sur le terrain, par exemple. Et puis il y a les interactions qui n’ont l’air de rien : les garçons qui peuvent courir sans retenue vers les jeux, pendant que l’on boutonne les manteaux des petites filles en leur répétant ‘Tu vas prendre froid’. »
> T. Messias constate également que la binarisation se fait très tôt : il évoque ces bébés à qui l’on met des bandeaux ou des chouchous pour montrer qu’elles sont des filles, et la gêne ressentie par les gens quand ils se trompent sur le sexe d’un enfant – comme si cela avait une énorme importance.
2. Éducation non sexiste ou non genrée… jusqu’où questionne-t-on la binarité fille-garçon ?
> G. Richard évoque les résultats d’un de ses travaux de recherche. À partir d’un questionnaire posé à près de 600 parents québécois ayant réfléchi sur la dimension égalitaire de la parentalité, elle a identifié 3 types d’approches :
il y a des parents qui vont pratiquer une éducation neutre sur le plan du genre, selon la posture « je retire la dimension de genre dès qu’elle n’est pas essentielle ». Dans la recherche de jouets par exemple, ils cherchent à mettre toutes les options à plat, en refusant la catégorisation jouets pour garçons / jouets pour filles ;
il y a des parents qui prennent acte du fait qu’une fille est une fille, un garçon un garçon. Pour favoriser l'égalité, ils vont donc encourager chez une fille la prise de risque, l’autonomie, la confiance en soi ; avec un garçon, ils vont travailler sur l’importance du consentement, du respect ;
un troisième type d’approche consiste à questionner totalement la binarité.
> M.-F. Bellamy explique comment l’évolution des pratiques professionnelles au sein de la crèche a consisté à mettre en avant les compétences propres à chaque enfant plutôt que leurs attributs de genre :
« Avant, j’accueillais les enfants en faisant remarquer aux filles combien elles étaient jolies par exemple. Mais un enfant, on peut plutôt lui signifier qu’il est vif, qu’il est observateur… Il y a des compétences qu’il est important de mettre en valeur et d’aider à acquérir. »
Dans la crèche, son équipe avait instauré des temps de non-mixité pour développer ces compétences : atelier bricolage avec les filles, travail spécifique sur le langage avec les garçons. Cela n’est pas venu du premier coup : au départ, elle et son équipe ne souhaitaient pas adopter le modèle suédois, qui passait justement par des temps de non-mixité (G. Richard en fait un descriptif précis ici). Mais progressivement, l’intérêt de cette approche s’est révélé.
Au final, les compétences développées chez les enfants bénéficient à l’ensemble du groupe : les interactions langagières chez les garçons se sont considérablement enrichies, et la crèche est devenue un lieu beaucoup plus apaisé.
3. Les représentations et les modèles proposés aux enfants jouent un rôle-clé.
> Au sein de la crèche de Saint-Ouen, M.-F. Bellamy veillait à proposer des modèles adultes qui détournaient les stéréotypes de genre : des hommes qui jouaient à la poupée, des femmes qui faisaient du bricolage. Car…
« les enfants se construisent avec les gens qui sont autour. Si les parents ou les professionnel‧le‧s n’ont pas conscience des dimensions genrées, les enfants vont répéter. »
> T. Messias insiste sur l’importance de ne pas faire passer les pères pour des incompétents, incapables de prendre en charge l’éducation des enfants (une idée qu’il développe entre autres dans cet article en s’appuyant sur des exemples de comédies françaises récentes).
> Présente parmi le public, Maman Rodarde a évoqué les dépliants qu’elle avait inventés pour son fils. En lui présentant des exemples de stars masculines se maquillant et / ou mettant du vernis, elle lui a proposé des représentations qui allaient à l’encontre de ce qu’il pouvait entendre en cour de récré (« les garçons ça ne se maquille pas »).
4. Donner à son enfant une éducation non sexiste / non genrée, c’est loin d’être facile tous les jours.
> Dans le cadre de l’enquête sur des parents soucieux d’égalité, G. Richard rapporte le constat de plusieurs interviewé‧e‧s : donner une éducation qui déconstruit les stéréotypes de genre, cela nécessite des ressources symboliques, financières, ainsi que du temps, également, afin de pouvoir échanger avec son enfant, réfléchir au choix des jouets ou livres.
> M.-F. Bellamy insiste aussi sur le facteur temps. Il a fallu 6 ans pour mener à bien le projet à la crèche, 6 ans durant lesquels les concertations avec les parents ont eu lieu régulièrement.
> Par ailleurs, les résistances sont multiples.
Elles se manifestent dans le cercle familial et amical, quand les proches qui, au-delà des parents, entourent l’enfant maintiennent une vision stéréotypée des rapports de genre.
Elles sont aussi perceptibles dans tous les lieux où l’enfant va évoluer. T. Messias raconte la crainte que l’on a à « envoyer son enfant au front » : son fils aime porter des robes, et il le fait à la maison le mercredi ou le week-end. Quand il a évoqué l’idée d’en porter une à l’école, T. Messias ne savait trop quelle posture adopter. C’est avec un certain soulagement qu’il l’a vu opter finalement pour une tenue plus classique.
Enfin, les résistances sont d’ordre institutionnel : en citant la levée de bouclier suscitée par le projet d’ABCD de l’égalité dans l’institution scolaire, M.-F. Bellamy a expliqué comment, pour avancer dans le projet de crèche égalitaire, elle et son équipe s’étaient appuyés sur les textes existants. Le fait d’impliquer les parents a joué un rôle-clé :
« J’ai vu un père arriver avec beaucoup de réticences : si son fils jouait à la poupée, il allait devenir homosexuel. Au bout du compte, nous l’avons vu évoluer dans sa position. Nous avons fait un gros travail d’explication, afin de convaincre les parents qu’en terme de vivre-ensemble nous avions tout à gagner à une éducation égalitaire. »
5. Alors être un parent féministe, c’est quoi ? Un système D, en réinvention permanente.
Système D, parce qu’il implique de…
> douter, pour commencer. Il n’y a pas de moment idéal pour être un parent féministe, mais questionner ses propres pratiques, interroger l’éducation qu’on a soi-même reçue, se remettre en cause est un bon commencement ;
> discuter, c’est la clé, que ce soit entre parents, entre professionnel‧le‧s qui entourent l’enfant, entre adulte et enfant.
« Les enfants ont une grande curiosité, insiste M.-F. Bellamy : à nous de la satisfaire »
> déconstruire : cela peut se faire à partir de choses très simples. Il y a maintenant des ouvrages et des maisons d’édition, comme Talents hauts, qui proposent des outils pour déconstruire les stéréotypes. Mais la discussion peut se faire aussi à partir de supports pédagogiques traditionnels : quand les enfants parlent de princesses et de chevaliers, on peut en profiter pour leur parler de respect et de consentement.
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Quelques ressources pour aller plus loin :
Quelques livres recommandés par les intervenant‧e‧s…
> pour les enfants…
La fille de G. Richard recommande Ulysse et Alice, qui met en scène un couple de mères lesbiennes, ainsi que La Pire des Princesses.
La dessinatrice Elise Gravel publie des affiches à destination des enfants, pour leur faire comprendre toutes les possibilités qui s’ouvrent à eux au-delà du genre, et leur proposer des modèles positifs.
Nous avons aussi parlé des éditions Talents hauts.
> pour les parents…
T. Messias recommande Tu seras un homme - féministe - mon fils, d’Aurélia Blanc, qui était l’invitée du podcast Les Couilles sur la table.
M.-F. Bellamy a beaucoup aimé Du côté des petites filles d’Elena Gianini Belloti, un incontournable sur la sociologie du genre dans l’éducation publié dans les années 1970.
Mais aussi…
Un très bon article, très pédagogique, où G. Richard présente le modèle suédois de pédagogie neutre et explique les attentes de genre dans l’institution scolaire.
Dans le documentaire Le Genre idéal (consultable au centre Hubertine Auclert ou accessible sur demande pour les professionnel‧le‧s), les personnels de la crèche Bourdarias de Saint-Ouen, parmi lesquels M.-F. Bellamy, reviennent sur leur démarche.
Le magazine Tchika publiera son 1er numéro en juin : nous avons hâte de découvrir ça !
Destiné aux professionnel‧le‧s de l’animation, le guide Agir pour l’égalité entre les filles et les garçons publié par l’association d’éducation populaire des Francas propose des outils concrets et des ressources intéressantes.
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Une soirée organisée pour le PA.F par Marion Pillas, animée par Iris Derœux, live-tweetée par Alix Bayle, racontée par Emmanuelle Josse.